Le 10 décembre 2024, l'IREV a organisé un webinaire consacré aux effets de l’ubérisation sur l’insertion professionnelle des jeunes issus des quartiers populaires. Ce webinaire a rassemblé des chercheurs, des acteurs de l’insertion, et des professionnels de la politique de la ville, pour explorer comment le travail ubérisé affecte les parcours professionnels des jeunes et comment ce phénomène se traduit dans les pratiques des professionnels.
Contexte et Objectifs du Webinaire
L'objectif principal du webinaire était de mieux comprendre les impacts de l'ubérisation sur l’insertion des jeunes des quartiers populaires, souvent confrontés à des stéréotypes et à des discriminations sur le marché du travail traditionnel. Ce phénomène, qui touche particulièrement les jeunes hommes des quartiers prioritaires, soulève des questions sur la nature des emplois proposés par les plateformes numériques, leur précarité, et les défis liés à leur accompagnement vers des parcours stables.
Présentation de l’étude « Les professionnels de l’accompagnement face à l’essor du travail ubérisé » par Régis Cortesero et Thomas Kirszbaum
Stnthèse Les professionnels face à l'essor du travail ubérisé - 2024
Les impacts de l'ubérisation dans les quartiers populaires
L’étude présentée par Régis Cortesero et Thomas Kirszbaum a mis en lumière un paradoxe central : les jeunes des quartiers populaires sont souvent perçus comme inemployables en raison de leur manque de qualification ou de leurs prétendues lacunes en termes de "soft skills" (compétences comportementales, telles que la fiabilité, la discipline, ou la maîtrise des codes sociaux). Cependant, ces mêmes jeunes trouvent un emploi dans les secteurs ubérisés, souvent mal rémunérés et précaires, mais perçus comme une opportunité d’échapper aux discriminations du marché du travail classique.
Les chercheurs ont exploré deux types de professionnels :
- Les généralistes de l’insertion professionnelle, souvent issus des missions locales et des dispositifs de politique de la ville, qui ont une vision plus traditionnelle de l’emploi.
- Les spécialistes de l’entrepreneuriat, qui accompagnent les projets d’auto-entrepreneurs et ont une approche plus axée sur l’autonomie et la création d’opportunités économiques.
L’étude a révélé une hybridation du travail entre salariat et entrepreneuriat dans le cas des plateformes numériques. Bien que les travailleurs des plateformes comme Uber et Deliveroo soient présentés comme indépendants, leur dépendance aux algorithmes de gestion et leur soumission à des contraintes de performance remettent en question cette autonomie.
L’ubérisation dans les données statistiques
Les chercheurs ont également procédé à une analyse statistique approfondie pour mesurer l’ampleur de l’ubérisation dans les quartiers populaires, en utilisant les données du répertoire SIRENE et les données géolocalisées du recensement.
Les résultats ont confirmé que l'ubérisation touche particulièrement les quartiers prioritaires de la ville (QPV) :
- En janvier 2022, près de 24 % des livreurs et 19 % des chauffeurs VTC résidaient dans des QPV, alors que la part de la population active vivant dans ces quartiers est seulement de 5 %.
- La pandémie de COVID-19 a amplifié cette tendance, notamment pour les livreurs, dont le nombre a été multiplié par 6,7 dans les QPV entre 2019 et 2022.
Cette concentration de travailleurs de plateforme dans les QPV soulève des questions sur la discrimination géographique et raciale. Les quartiers les plus touchés par la pauvreté et l’immigration sont les plus représentés dans ces secteurs de travail, où les barrières à l’emploi traditionnel sont perçues comme trop grandes.
L’analyse a également mis en évidence la jeunesse de cette population active, notamment parmi les livreurs. Les jeunes hommes, souvent issus de l’immigration, sont ainsi contraints d’accepter ces emplois précaires, faute de mieux. Cette situation met en lumière un second marché du travail, caractérisé par des conditions de travail précaires, sans véritable protection sociale.
Perceptions et réactions des professionnels face à l’ubérisation: Les dilemmes des professionnels
Les entretiens menés avec 35 professionnels du secteur ont permis d’approfondir la compréhension de la manière dont l’ubérisation est perçue et traitée par les acteurs de l’insertion et de l’entrepreneuriat.
Les professionnels rencontrés au cours de l’étude ont exprimé des dilemmes face à l’essor de l’ubérisation. Pour beaucoup, le travail ubérisé représente une forme d'insertion précaire, mais les jeunes semblent y trouver une forme de liberté économique, bien que sous la forme d'une dépendance accrue aux plateformes.
- Les acteurs de l'insertion professionnelle soulignent les risques de précarité exacerbée et les conditions de travail difficiles, mais certains reconnaissent que ces emplois offrent une flexibilité et une autonomie que d’autres formes d’emploi ne garantissent pas.
- Les acteurs de l’entrepreneuriat, de leur côté, voient dans ces activités une forme d'initiative personnelle et d’autonomisation, mais reconnaissent aussi les limites structurelles de ce type d'entrepreneuriat, souvent dicté par la nécessité et non par un véritable projet entrepreneurial.
Les résultats de l’étude montrent que les dispositifs existants d’accompagnement ne répondent pas toujours aux besoins des jeunes travailleurs ubérisés. Les cadres d’intervention restent souvent inadaptés, créant des angles morts dans l’action publique. Les jeunes travailleurs ubérisés échappent aux dispositifs traditionnels, souvent trop centrés sur l’employabilité classique et non adaptés à la réalité de l’entrepreneuriat à la marge.
Table ronde
Comment vos structures appréhendent ce phénomène ?
Amel Kouza - Responsable de l'Institut Bertrand Schwartz, UNML
-
Accompagnement flexible et à long terme : Les dispositifs classiques d’insertion sont souvent trop rigides pour les jeunes dans l’ubérisation. Il faut un accompagnement souple et adapté qui respecte le temps long, sans objectifs fixes, afin de ne pas les décourager.
-
Soutien dans la compréhension des droits : Les jeunes doivent être informés sur leurs droits et les démarches administratives (comme l’URSAF) pour éviter des sanctions. Le rôle des missions locales est de les aider à naviguer dans ces démarches.
-
Respect du choix d’activité et accompagnement continu : Il est crucial de ne pas juger le choix des jeunes pour l’ubérisation. Les missions locales doivent soutenir leur démarche, même si elle inclut des plateformes numériques, et être présentes pour les accompagner dans les difficultés ou leur sortie de l’ubérisation si nécessaire.
Hervé Ducrocq, Responsable Création & Entrepreneuriat Hauts de France, Réseau Nord-ouest,BPI France
-
Mission de BPI France : BPI France soutient les jeunes dans l’entrepreneuriat, en fournissant des solutions concrètes pour les aider à réussir.
-
Accompagnement des jeunes ubérisés : BPI France offre des conseils et des outils d'accompagnement adaptés pour ceux qui choisissent l’ubérisation comme voie professionnelle.
-
Programmes "Quartiers 2030" et financement : Un financement de 457 millions d’euros pour renforcer l'entrepreneuriat dans les quartiers populaires, avec des dispositifs d’accompagnement de proximité.
-
Accessibilité des services : L'objectif est de rendre le service public de l’entrepreneuriat accessible à tous les jeunes qui souhaitent entreprendre, avec des accompagnements adaptés à leurs besoins que ce soit lié à l'ubérisation ou non.
Emmanuel Landais, Directeur général, ADIE
-
Accompagnement des ubérisés : L'ADIE soutient des VTC et livreurs. En 2023, 1 232 VTC et 294 livreurs ont été accompagnés.
-
Diversité des projets : Bien que l'ADIE soutienne une variété de projets, les projets d'ubérisation sont souvent standardisés, ce qui les rend moins attractifs pour les conseillers.
-
Difficultés pratiques : De nombreux jeunes arrivent déjà immatriculés et ont démarré leur activité, rendant l’accompagnement plus complexe. Leur disponibilité limitée et les choix déjà faits (véhicule, régime social) restreignent les conseils.
-
Distinction : limiter l'amalgame entre plateformes et entrepreneuriat classique, soulignant que l’entrepreneuriat touche toutes les catégories sociales, pas seulement les jeunes ubérisés. La majorité des créateurs dans les QPV ne sont pas dans les secteurs de la plateforme.
-
Vision : L’ADIE reste optimiste et continue d’offrir des solutions concrètes pour accompagner les jeunes dans l'ubérisation, avec un objectif de pérennisation de leurs projets.
Comment vos structures intègrent la prévention des discriminations dans leurs actions ?
Hervé Ducrocq, Responsable Création & Entrepreneuriat Hauts de France, Réseau Nord-ouest,BPI France
-
Prévention et ouverture des possibles : BPI France mène des actions en milieu scolaire pour ouvrir le champ des possibles aux jeunes des QPV, notamment pour ceux intéressés par l’entrepreneuriat.
-
Accès au financement : L’organisation s'assure que les jeunes, même sans grandes ressources familiales, aient accès à des solutions de financement pour leurs projets.
-
Rôles modèles et diversité : BPI France valorise des modèles de réussite pour inspirer les jeunes, montrant que l’entrepreneuriat dans les quartiers va au-delà des plateformes comme le VTC ou la livraison.
-
Accompagnement ciblé : BPI France soutient les femmes entrepreneuses, les jeunes et ceux désirant se lancer, en mettant l’accent sur la diversité des parcours.
Emmanuel Landais, Directeur général, ADIE
- Barrières à l’entrepreneuriat : L'ADIE agit pour réduire les discriminations en levant trois types de barrières : l'accès au financement, les barrières liées au diplôme, et les limitations d’accès aux réseaux.
- Financement et accompagnement : L'ADIE propose des microcrédits et un accompagnement personnalisé pour fournir les compétences et les connexions nécessaires à la réussite des projets entrepreneuriaux.
- Problèmes de qualification : De nombreuses professions, comme dans le secteur de l’artisanat ou du bâtiment, imposent des barrières de qualification qui ralentissent les parcours entrepreneuriaux, notamment pour les personnes d’origine étrangère. L’ADIE plaide pour une meilleure reconnaissance des qualifications et compétences.
- Protection sociale des indépendants : les travailleurs indépendants, y compris les travailleurs des plateformes, bénéficient d'une protection sociale inférieure à celle des salariés, et l'ADIE plaide pour une couverture équivalente pour tous les travailleurs.
Amel Kouza - Responsable de l'Institut Bertrand Schwartz, UNML
-
Discriminations rencontrées par les jeunes : Les jeunes des QPV subissent un cumul de discriminations, notamment liées à leur diplôme, origine, religion, et savoir-être. Cela rend l'accès à l’emploi difficile, avec des idées reçues qui influencent leur vision du travail.
-
Lutte contre les préjugés : Les missions locales travaillent à déconstruire ces préjugés, à la fois chez les jeunes et les employeurs, en mettant en place des actions concrètes comme le parrainage, les stages, les visites d’entreprises, et des rencontres sportives.
-
Actions locales et innovantes : De nombreuses initiatives locales incluent des débats, des laboratoires d’expression (ex. chaîne Twitch ou radio), et des capsules vidéos créées par les jeunes pour questionner les entreprises et encourager les rencontres directes.
-
Mission nationale de lutte contre les discriminations : La Mission Locale de la Ciotat, sous la direction de Nathalie Robert, mène une mission nationale pour organiser une lutte systémique contre les discriminations dans le réseau, en interrogeant les pratiques et postures des partenaires économiques.
Quelles alternatives aux plateformes ubérisées ?
Christine Masse, Chargée de mission territoires, Projet Plateformcoop – APES Hauts-de-France
-
Alternatives aux plateformes ubérisantes : l'APES soutient des plateformes alternatives issues de l'économie solidaire, comme les Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC). Ces plateformes respectent des valeurs telles que l’ancrage territorial, l’emploi local non délocalisé, et une gouvernance partagée. Exemples : Des initiatives comme COP Circuit ou COP Cycle ont répondu aux besoins locaux, notamment pendant la pandémie, en offrant des services de proximité tout en garantissant de bonnes conditions de travail aux employés.
-
Promotion des alternatives : Des plateformes coopératives existent dans divers secteurs : alimentation (ex lecircourtcourt.fr), transport (ex. alternatives à Blablacar : mobicoop ), logement (ex. alternatives à Airbnb : fairbnb.coop). Ces alternatives sont mises en avant sur un portail en ligne, NosDéClics, soutenu par l'APES.
-
Changement de mentalité : Bien que le changement prenne du temps, l'APES milite pour la reconnaissance et l’utilisation de ces plateformes éthiques et responsables à travers des actions de sensibilisation, en collaboration avec des acteurs du réseau des transitions.
Conclusion
Ce webinaire a permis de mettre en lumière l'impact de l'ubérisation sur les parcours professionnels des jeunes des quartiers populaires, et la manière dont les différents acteurs de l'insertion et de l'entrepreneuriat y répondent. Les interventions ont révélé les défis structurels liés à ce phénomène, notamment la précarité des emplois, les discriminations géographiques et sociales et els obstacles liés aux discriminations.
Les solutions proposées, qu’il s’agisse de l'accompagnement flexible des jeunes, de la reconnaissance des qualifications ou de l’ouverture de nouveaux espaces d’entrepreneuriat plus inclusifs, soulignent la nécessité d’une approche systémique et de longue durée. Les plateformes alternatives à l’ubérisation, ancrées dans l’économie solidaire, émergent comme des réponses pertinentes pour offrir des alternatives durables et responsables.
L’engagement des acteurs est essentiel pour transformer la réalité de l’ubérisation et offrir de véritables opportunités aux jeunes des quartiers populaires. L’objectif est d'assurer une insertion professionnelle équitable, en combattant les stéréotypes et en favorisant l'accès à des parcours professionnels stables et épanouissants.
Il reste encore beaucoup à faire vers un modèle plus inclusif, respectueux des droits et de l'autonomie des travailleurs.
L’IREV soutient les professionnels dans leurs démarches de prévention des discriminations. Des ressources ont été mises à disposition, incluant des fiches, des vidéos et des kits pédagogiques, disponibles sur le site de l’IREV.
Ressources et outils :
- Accédez aux ressources thématiques et méthodologiques pour les démarches de prévention des discriminations : Boîte à outils IREV
- Replay des webinaires de la série : "Prévenir les discriminations et favoriser l’accès à l’apprentissage des habitants des QPV" du 24 septembre en partenariat avec le C2RP" et "Jeunes des quartiers et accès à l'emploi : comment nos représentations influencent leur avenir" du 17 décembre