En 2021, le Défenseur des droits et l’INJEP, l'Observatoire de la jeunesse, du sport, de la vie associative et de l'éducation populaire ont voulu savoir si les représentations des professionnels de la jeunesse sur les jeunes issus des classes populaires affectent les accompagnements. Deux projets de recherche ont été sélectionnés : le premier a étudié les représentations et les pratiques des intermédiaires de l’emploi qui accompagnent des jeunes dits « invisibles » et le second s’est penché sur les représentations des professionnels de l’insertion face à l’« ubérisation » des quartiers. Les restitutions de ces deux recherches ont l'objet d'une conférence-débat le 24 mai. Consulter le replay
Pour aller plus loin, l'IREV organisera deux webinaires en novembre et en décembre à partir des résultats de ces deux études( cf agenda de l'IREV)
L’(in)employabilité des jeunes « invisibles » : Analyse des représentations et pratiques des intermédiaires de l’emploi du dispositif D
À partir de 28 entretiens ethnographiques menés auprès des concepteurs (dirigeants, présidents, cadres opérationnels) et professionnels (conseillers en insertion, assistants sociaux, psychologues), le rapport de recherche propose une analyse sociologique des représentations sur la jeunesse des acteurs impliqués dans un dispositif de retour à l’emploi. Cette recherche a été menée par Charlotte Lecerf (Doctorante à Textes et Cultures, Université d'Artois), Oumaya Hidri Neys (Professeure des universités à Textes et Cultures, Université d'Artois) et Hugo Juskowiak (Maître de conférences à Textes et Cultures, Université d'Artois).
Les jeunes dits « invisibles » sont les jeunes non détectés par les professionnels et les intermédiaires de l’emploi des quartiers prioritaires de la politique de la ville et qui n’entrent pas dans les dispositifs d’aide à l’emploi. Le « dispositif D » est un dispositif d’accompagnement développé spécifiquement pour ces jeunes en région Hauts-de-France et qui leur propose une prise en charge « personnalisée ».
Des représentations négatives sur les jeunes des quartiers très présentes et souvent partagées
L’étude révèle :
- que la représentation du jeune issu de milieu défavorisé comme responsable de son exclusion est encore fortement présente au sein des professionnels qui les accompagnent
- que les professionnels présentent des stéréotypes négatifs à l’égard des jeunes issus des classes défavorisées, ils tentent de les former à l’utilisation des techniques de recherche d’emploi mais aussi de transformer leur apparence (vestimentaire, attitudes et postures corporelles) intégrant ainsi certaines pratiques discriminatoires
- que les conditions de travail des professionnels, sous la pression d’objectifs chiffrés, favorisent la mobilisation des stéréotypes, altèrent la qualité de l’accompagnement et conduisent à écarter du dispositif les publics « invisibles » qui en auraient le plus besoin.
Ce travail de recherche montre également que les représentations défavorables sur les jeunes sont partagées par les intermédiaires de l'emploi et les entreprises (comme l'apparence physique) mais certaines ne relèvent pas du même domaine : manque de maîtrise des règles de vie pour les associations et le manque de motivation pour les entreprises. Les deux organisations à l’origine de la création du dispositif d’insertion, possédaient des visions différentes des jeunes à prendre en charge et ne souhaitaient pas intégrer les mêmes catégories de jeunes.
un "soucis permament" de controler et de conformer les jeunes des quartiers populaires sans questionner le contexte
Les représentations s’accompagnent d’un souci permanent de contrôler l’apparence physique des jeunes, dans un objectif de transformation et de conformation aux attentes supposées des employeurs et aux idées qu’ils et elles se font des normes qui prévalent sur le marché du travail.
Il y a une volonté de transformer le jeune, sans pour autant questionner les facteurs contextuels comme les conditions d’emploi, de travail, et légitiment en ce sens les discriminations à l’embauche. Au contraire, les agents socialisateurs ont tendance à valoriser les jeunes issus des classes moyennes et supérieures, notamment leur possession de diplôme, leur aisance orale, leur anticipation ou encore leur auto-contrôle. Certains groupes sociaux comme les jeunes « afghans » ou « soudanais » suscitent davantage de reconnaissance, tout en étant dirigés vers des emplois sous-qualifiés. Ce n’est pas le cas des jeunes appartenant au groupe social des Roms de Roumanie par exemple.
une série de préconisations afin de lutter contre les discriminations à différents niveaux du dispositif
- Concernant la conception du dispositif
L’étude a mis en évidence que les situations d’urgence et d’incertitude provoquées par l’atteinte des objectifs, déterminant les financements, influencent le repérage et la prise en charge des jeunes. En effet, le recrutement sur une courte durée et le nombre élevé de jeunes à accompagner limitent la personnalisation de l’accompagnement et renforcent la prise de décision rapide et donc la mobilisation des stéréotypes. L’atteinte d’objectifs chiffrés incite les professionnels à intégrer des publics mieux dotés à l’entrée du dispositif et à éviter les plus « invisibles » qui constituaient pourtant la cible initiale du dispositif.
Ainsi, le travail des intermédiaires de l'emploi sur le suivi des effectifs le nécéssaire remplissage du système d’information ne doit pas primer sur des temps de réflexion autour de la caractérisation des publics, des méthodes de recrutement et de l’attention aux processus de stigmatisation/ discrimination.
- Concernant le repérage des jeunes et leur accompagnement
Il semble important pour les auteurs que le financement d’intermédiaires de l’emploi puisse s’appuyer sur les leviers et limites mis au jour dans quelques travaux de recherche récents et encourager un repérage et un accompagnement ayant déjà fait ses preuves (Intervention sur l’Offre et la Demande (IOD) par exemple).
Au regard de la variété de profils existants parmi les professionnels, il serait judicieux de privilégier des professionnels ayant développé des compétences sur les interactions renforcées avec les organisations (entreprises, agences intérimaire, SIAE) suite à leurs expériences professionnelles dans d’autres domaines que celui du social et/ ou formés sur l’existence des stéréotypes et discriminations.
L’inclusion dans les formations de modules en psychologie sociale, permettant de comprendre la formation des stéréotypes chez l’individu et leurs effets, serait également bénéfique. De tels ajouts dans la formation rendrait possible le décentrement du regard sur les seuls manques identifiés chez les jeunes pris en charge et l’enclenchement de négociations plus riches avec les employeurs.
- Concernant le recrutement des jeunes « invisibles »
L’étude confirme que les méthodes habituelles de sélection (C.V., lettre de motivation, entretien) ont montré leurs limites. Au-delà du C.V. anonyme (abandonné en 2015), les mises en situation ont ainsi fait leurs preuves lorsqu’il s’agit d’évaluer plus objectivement les compétences en acte des candidats. Les actions orientées vers le développement individuel ne devraient pas occuper la majorité du temps d’accompagnement, au détriment des actions directement orientées vers l’emploi. Pour des jeunes faiblement qualifiés et d’origine populaire, les Entretiens de Mise en Relation (EMR)apparaissent comme bien plus efficaces.
Consulter le rapport de recherche
Les professionnels de l'insertion face à l'essor du travail ubérisé dans les QPV
Les habitants des quartiers populaires, et notamment les jeunes hommes d’origine étrangère, constituent désormais le principal vivier de recrutement dans les métiers « ubérisés » du transport et de la livraison. ( consulter l'article de l'IREV sur l'ubérisation des quartiers : quelle place pour la lutte contre les discriminations)
L’étude menée par Régis CORTESERO, chercheur associé au laboratoire Pavé (École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux), Thomas KIRSZBAUM, chercheur associé au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS), en collaboration avec Hugo BOTTON (doctorant au COMPAS), s’intéresse aux effets de ce phénomène sur les professionnels en charge de l’insertion, à partir de l’observation de deux univers professionnels, celui du travail social classique d’une part, et le monde de l’entreprenariat de l’autre.
Les chercheurs soulignent :
- que les activités ubérisées nécessitent des compétences pratiques, constitutives d’un réel savoir-être, qui vont à l’encontre des préjugés et stéréotypes souvent associés à ces publics remettant ainsi en cause le postulat selon lequel ils seraient inemployables en raison d’un manque de compétences
- que les professionnels portent globalement un regard critique sur l’emploi ubérisé, qui relève d’un salariat déguisé pour les uns et d’un entreprenariat dévoyé pour les autres
- que les jeunes des métiers ubérisés échappent souvent aux dispositifs d’insertion et que, lorsque ce n’est pas le cas, les propositions d’accompagnement sont en partie inadaptées à leurs besoins et attentes
- qu’en restant focalisés sur le renforcement de l’employabilité de ces jeunes, les professionnels contribuent à invisibiliser les discriminations dont ils sont victimes.
Lors de la conférence de présentation de ces deux recherches, la Défenseure des droits a rappelé le constat de l’ampleur des discriminations fondées sur l’origine dont sont victimes les jeunes, l’importance de l’accompagnement des publics dits « invisibles », la nécessité d’agir auprès des employeurs et l’importance de garantir à tous les jeunes un service public de qualité.
Dans la presse
Localtis (4 juillet 2024): Dans les quartiers populaires, le travail ubérisé bouscule les professionnels de l’accompagnement des jeunes